Описание
Elle ne savait pas que ceux qui l’avaient invitée… n’étaient pas humains. Le soleil de midi tapait fort sur Maroua. Dans sa petite cour, Djamila étendait les habits qu’elle avait lavés le matin. Le vent chaud du Sahel soulevait la poussière rouge et faisait claquer les pagnes sur la corde. C’était une femme d’une quarantaine d’années, au visage doux et aux yeux toujours souriants. Partout dans le Nord, on l’appelait “Djamila la voix d’or”. On racontait que quand elle chantait, même le vent s’arrêtait pour l’écouter. Elle vivait modestement de sa passion, mais avec fierté. Chaque semaine, quelqu’un frappait à sa porte : des familles riches, des chefs traditionnels, des organisateurs de mariages. Elle disait rarement non, car chanter, pour elle, c’était une bénédiction, une façon de rendre grâce à Dieu. Mais ce jour-là, quand on frappa à sa porte, tout allait changer. Djamila s’essuya les mains, ajusta son foulard, et ouvrit. Devant elle, un homme. Grand, mince, vêtu d’un boubou blanc si propre qu’il semblait briller. Son visage était calme, presque figé. Ses yeux… d’un noir profond, sans éclat, comme s’ils absorbaient la lumière. — Assalamou aleykoum, dit-il d’une voix lente. — Wa aleykoum salam, répondit Djamila poliment. — Je viens au nom d’Aladji Ousmane. Mon nom est Ibrahim. Nous préparons le mariage de son fils avec la fille d’un grand commerçant. On m’a dit que tu es la meilleure chanteuse du pays. Nous voulons que tu sois là pour bénir cette union avec ta voix. Djamila hocha la tête. Elle aimait ces occasions. C’était là qu’elle se sentait vivante. — Quand aura lieu le mariage ? demanda-t-elle. — Ce samedi soir, juste après la prière du maghrib. Ce sera une grande fête, une nuit de lumière. Viens avec ton équipe : tes danseuses, ton batteur, ton joueur de calebasse. Tout sera prêt. On vous attend au quartier Doualaré, à la grande maison au bout du chemin sablonneux. Il sortit alors une feuille soigneusement pliée. Sur cette feuille, il y avait les noms de la famille, des futurs mariés, et même une courte prière. Djamila sourit. Elle savait qu’on attendait souvent d’elle une chanson personnalisée où elle citait les noms, louait et bénissait la famille. Elle prit la feuille, la rangea dans son sac et promit de venir. Avant de partir, l’homme ajouta, d’un ton presque doux : — Djamila… choisis bien tes mots quand tu chanteras cette nuit-là. Puis il s’en alla. Sans bruit. Djamila resta là, pensant à comment s'organiser. Les jours suivants, elle répéta avec ses danseuses dans la cour. Elles avaient composé une chanson nouvelle, douce et joyeuse, où elle prononçait les noms donnés. Mais à chaque fois qu’elle disait certains noms — Youssou fils d’Ousmane, Aïcha fille d’Abdallah — un frisson glacial lui parcourait le dos. Mais elle se disait que peut-être c'est juste du fatigue, ou des stress. Le jour du mariage arriva. Le soleil se cacha lentement derrière les collines, et le ciel prit cette couleur pourpre que l’on voit juste avant la nuit au Sahel. Djamila et ses musiciens se préparèrent. Les tambours furent attachés sur la moto à trois roues, les calebasses rangées dans des paniers. La route vers le quartier Doualaré semblait plus longue que d’habitude. Le sable devenait plus fin, les arbres plus sombres, et le vent… étrangement froid. Soudain, au détour d’un virage, ils virent la maison. Une immense villa blanche, illuminée par des lanternes dorées, entourée de fleurs rares. Pourtant, personne n’avait jamais vu une telle maison ici. Les danseuses se regardèrent, émerveillées. — Mais comment se fait-il qu’on ne connaissait pas cette maison ? murmura l’une. — Peut-être qu’elle appartient à un riche commerçant venu de loin, répondit Djamila. Devant la porte, des hommes les accueillirent avec des sourires parfaits. Leurs regards étaient polis, mais étranges — comme vides. On leur offrit des boissons fraîches, des dattes, et on les guida vers la scène. Le lieu était splendide. Les murs semblaient faits d’une matière brillante, ni pierre ni bois. Dans l’air flottait une odeur de musc et de fleurs, douce mais suffocante. La nuit tomba. Les tambours résonnèrent. Djamila entonna sa chanson. Sa voix monta dans le ciel, pure, puissante, vibrante. Les invités commencèrent à danser. Des femmes en habits multicolores, des hommes aux yeux brillants. Mais plus Djamila chantait, plus leurs visages changeaient. Leur beauté semblait irréelle, trop parfaite. Peu à peu, leurs yeux devinrent luisants comme des braises. Leurs sourires trop larges. Leurs gestes… pas humains. Djamila continua de chanter, se disant : Peut-être que je rêve. Peut-être que je suis trop fatiguée. Jusqu’à ce que Fadima, l’une de ses danseuses, chuchote à son oreille : — Djamila… regarde leurs pieds… Elle baissa les yeux. Sous les grands boubous, certains pieds n’étaient pas des pieds d’humains. D’autres avaient la forme de sabots. Et certains ne touchaient même pas le sol. La musique s’intensifia. Les tambours frappaient comme des battements de cœur, les calebasses tintaient, et la voix de Djamila montait dans l’air chaud. Mais l’atmosphère devenait de plus en plus étrange. Un vent glacé souffla dans la grande salle, pourtant fermée. Les lanternes vacillaient sans raison. L’odeur de musc devint presque insupportable. Les femmes qui dansaient, si belles quelques instants plus tôt, commencèrent à se décoiffer. Leurs tresses se défaisaient toutes seules. Leur maquillage coulait, non pas à cause de la sueur, mais comme si leurs visages se dissolvaient doucement. Les musiciens se regardaient, inquiets, mais personne n’osait arrêter. Les “invités” les observaient avec une attention étrange — leurs yeux brillaient dans la pénombre comme des braises. Puis, au milieu de la salle, une femme se mit à tourner sur elle-même. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Son corps se tordait comme une flamme. Et pourtant, personne ne criait. Tous continuaient à danser, comme si c’était normal. Fadima tremblait. Elle s’approcha de Djamila et chuchota : — Ce ne sont pas des humains. Regarde leurs ombres… elles ne suivent pas leurs corps. Djamila tourna les yeux. Son cœur se serra. Les ombres dansaient… dans l’autre direction. Djamila voulait fuir, mais pensa à ses musiciens et danseuses. Si elles s’enfuyaient brutalement, ces êtres pourraient se mettre en colère. Alors elle continua à chanter. Mais cette fois, chaque mot était une prière déguisée. Entre les louanges, elle glissait des versets, des bénédictions et des invocations. > “Que la lumière d’Allah veille sur ceux qui sont dans l’ombre, Que la paix descende sur ceux qui écoutent…” Ses lèvres tremblaient, mais sa voix restait ferme. Les musiciens comprirent. Sans un mot, ils jouèrent plus lentement, plus doucement, jusqu’à ce que la musique devienne un chant sacré. Les êtres étranges semblèrent s’apaiser un instant. Leur agitation diminua. Mais leurs visages restaient inhumains. Certains avaient les yeux dorés, d’autres des pupilles fendues comme des chèvres. Le temps passait lentement. Djamila priait en silence que la nuit se termine. On lui avait dit qu’ils chanteraient jusqu’à l’aube. C’était long. Trop long. Vers quatre heures du matin, Fadima, tremblante, s’approcha : — Je dois aller me soulager, je n’en peux plus. — Va discrètement, mais ne t’éloigne pas trop, murmura Djamila. Fadima monta l’escalier. Mais en haut, la maison n’était plus splendide. Les murs étaient fissurés, la peinture s’effritait, et l’air sentait la pourriture. Elle avança dans un couloir sombre. Les portes n’avaient pas de poignées. Au fond, elle vit une pièce ouverte. Ce qu’elle vit la fit hurler… sans produire aucun son. Des formes sombres flottaient dans la pièce. Des silhouettes humaines sans visage, suspendues dans l’air. Elles imitaient la danse du rez-de-chaussée, bougeant lentement, comme dans un miroir brisé. Fadima recula, trébucha, et dévala les marches pour revenir auprès de Djamila, le visage livide. — Ce n’est pas une maison. Ce n’est pas un mariage… — Tais-toi, souffla Djamila. Ne dis rien. Continue à danser. Dans ses yeux, Djamila savait déjà : elles étaient tombées dans un monde qui n’était pas le leur. Le temps semblait figé. Les lanternes s’éteignirent une à une. Et soudain, on entendit le premier appel à la prière : > “Allahu Akbar… Allahu Akbar…” Tout changea. Les invités se figèrent. Certains détournèrent le regard, d’autres se couvrirent le visage. Une ombre épaisse tomba sur la salle. Djamila s’arrêta de chanter. Ses mains tremblaient. L’homme au boubou blanc — celui qui l’avait invitée — s’approcha. Son sourire avait disparu. Ses yeux étaient vides. — Merci, Djamila. Tu as chanté comme nous le voulions. Maintenant, rentre chez toi… Sa voix n’était plus humaine. C’était un son profond, sans souffle. Djamila hocha la tête. Elle fit signe aux musiciens. Sans un mot, ils prirent leurs instruments et sortirent. Dehors, la maison avait disparu. Derrière eux, il n’y avait plus qu’un terrain vague, couvert de sable et d’ordures. Le ciel s’éclaircissait, et le vent du matin balayait la poussière. Ils marchèrent quelques mètres, encore sous le choc. Au bout du chemin, ils croisèrent un vieil homme se rendant à la mosquée. Il les regarda, surpris : — Eh ! Où venez-vous si tôt ? — D’un mariage, répondit Djamila, la voix tremblante. — Un mariage ? Ici ? Ma fille, il n’y a eu aucun mariage dans ce quartier cette nuit. Depuis des années, personne n’habite là-bas. Djamila sentit ses jambes fléchir. — Mais… la maison, les invités, la musique ? Le vieil homme secoua la tête. — Là-bas ? Ce n’est qu’un terrain maudit. On dit qu’autrefois, des djinns y vivaient depuis qu’un marabout les y a enfermés. Les musiciens se regardèrent. Certains pleuraient. Personne ne parlait. Ce jour-là, Djamila ne rentra pas directement chez elle. Elle alla d’abord à la mosquée, pieds nus, sans parler. Elle s’assit dans un coin, le regard perdu, les larmes coulant doucement sur ses joues. Quand l’imam finit la prière, il s’approcha : — Ma fille, que t’est-il arrivé ? Elle murmura : — J’ai chanté pour des djinns, imam. Et je suis encore vivante par la grâce d’Allah. Depuis ce jour, Djamila n’a plus jamais chanté. Elle a vendu ses instruments, brûlé ses pagnes de scène et s’est retirée dans la prière. Certains disent qu’on peut encore l’entendre la nuit, réciter des versets à voix basse. Et ceux qui passent près du vieux terrain jurent parfois entendre, au loin, une voix douce chanter : > “Que la lumière d’Allah veille sur ceux qui sont dans l’ombre…”